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Histoire et usages du passé parmi les Africains-Américains (XXe-XXIe siècles)

30 novembre 2023

Présentation du programme

Pour les Africains-Américains, les références à l’histoire – l’esclavage, la ségrégation légale, mais aussi le Mouvement des droits civiques- sont, depuis la guerre de sécession, un mode constant d’engagement et de positionnement dans le présent. Ce projet propose d’étudier leurs usages du passé à partir de trois terrains d’enquête -les cimetières effacés puis retrouvés (l’intime), la muséographie (l’institutionnel), les demandes de réparations (le revendicatif). Au-delà du cas des seuls Africains-Américains, il invite à réfléchir aux rapports passé-présent d’un groupe minoritaire portant de fortes revendications mémorielles dans l’espace public.

Ce projet, débuté à l’automne 2022, est porté par Pauline Peretz dans le cadre de l’Institut Universitaire de France.

Aux yeux des Africains-Américains, leur passé a été occulté, déformé, minorisé par une histoire dominante blanche, redoublant leur marginalisation sociale et économique. Reprendre le contrôle sur ce récit est donc, depuis l’abolition de l’esclavage, un enjeu majeur pour le groupe. Formulation d’un récit fédérateur, obtention d’une place dans le récit national ou réécriture de celui-ci, expression de revendications politiques, économiques, et mémorielles, les attentes associées à la narration du passé portent en elles des effets transformateurs pour la société américaine.

Ce projet de recherche, à la croisée de l’histoire, de l’histoire publique et de la sociologie de la mémoire, a l’ambition de comprendre les usages du passé par les Africains-Américains dans une chronologie large de la guerre de sécession jusqu’à nos jours. Il privilégie les narrations non historiennes du passé africain-américain. Il accorde son attention à d’autres « vecteurs de mémoire » que les objets habituels des études mémorielles, pour se déplacer dans les cimetières, les rues des quartiers, les musées. Dans ces lieux, il souhaite analyser les effets d’écho entre passé et présent : quels présents, de la nation mais aussi des Africains-Américains, font ré-émerger le passé ? Vers quels passés les Africains-Américains reviennent-ils selon leur situation présente et leur appréhension de celle-ci : l’esclavage, le régime Jim Crow de la ségrégation légale et des discriminations ? ou bien les moments fondateurs d’une prise de conscience collective et de conquêtes ? Quelles figures, quels épisodes ré-émergent selon le but recherché par les militants de la mémoire ? A qui ces passés sont-ils racontés et dans quels buts ? Trois terrainsintime, public, revendicatif- seront distingués de manière à mettre en évidence trois usages distincts du passé.

Dans le cadre de ce projet, nous nous interrogerons sur les pratiques concrètes et matérielles, qui font la présence du passé africain-américain dans la société contemporaine, leurs appropriations, les significations qui leur sont associées par ceux qui les initient ou les codifient.

1. Se faire gardiens des morts : une histoire réparatrice

Pour renouveler les termes du débat, le projet part de la conception la plus intime de l’histoire pour aller vers la plus publique. L’enquête a donc commencé par une attention à la protection des morts en tant que victimes d’une histoire d’esclavage et de violence. L’enjeu, pour le groupe, est de reprendre possession, symbolique et matérielle, de corps qui ont été mis aux services de maîtres et soumis à des châtiments corporels sous la forme de lynchage ou, plus récemment, de violences policières. Deux cas de figure imposent une seconde violence, post-mortem, aux corps : la disparition des cimetières noirs et l’exposition de restes humains. Mener l’enquête sur chacun de ces terrains amène à se poser très concrètement la question de l’incarnation de la mémoire dans des lieux et dans des corps.

Deux terrains ont déjà été explorés en Virginie et en Floride. Une exposition de photos sur les cimetières noirs effacés des villes est en préparation pour l’automne 2024.

2. Institutionnaliser l’histoire : journées commémoratives et musées

Assis sur le succès de pédagogie publique que représente Black History Month depuis 1976, l’engagement mémoriel des Africains-Américains s’est aujourd’hui porté vers d’autres dates de commémoration dont il s’agira de comprendre le choix -en restituant la densité des événements et les controverses historiographiques les entourant- et la symbolique. Deux journées seront retenues et considérées au regard des dates de commémoration nationale, mais aussi celles proposées ou célébrées par d’autres groupes ethnoraciaux. La première, Juneteeth, le 19 juin 1865, célèbre le jour où les esclaves de Galveston, Texas, ont appris qu’ils étaient affranchis. En regard, nous regarderons le demi-échec de la commémoration du centenaire du massacre de Tulsa en 1921.

L’institutionnalisation de l’histoire africaine-américaine passe aussi par la création de musées, un terrain d’enquête exploré avec Olivier Mahéo, post-doctorant de l’Université Paris Lumière au laboratoire en 2021-22. Il travaille sur les musées d’histoire à destination des communautés locales comme ferments de construction d’un collectif. Les organisations africaines-américaines, soutenues par des historiens actifs dans le champ des Black studies,ont également milité pour que ces récits du passé noir acquièrent une résonnance et une légitimation nationales grâce à une place pleine dans les musées nationaux, considérés comme des vecteurs d’inclusion sociale et de formation d’une identité collective. Ceux-ci sont simultanément mis en cause et sommés d’intégrer à leurs collections permanentes les histoires minoritaires. Plusieurs décennies de mobilisation ont conduit à l’ouverture du Smithsonian National Museum of African American History and Culture, qui symbolise l’acceptation de l’histoire africaine-américaine sur le Mall de la capitale fédérale. Il faudra comprendre pourquoi l’approche émotionnelle, soutenue par des choix d’exposition et de partis pris narratifs, l’a emporté sur l’approche critique.

3. Obtenir réparations : un usage activiste du passé 

La mobilisation du passé présente enfin une dimension revendicative de règlement de compte, financier et symbolique. Les mobilisations pour l’obtention des réparations de l’esclavage, promises mais jamais versées, ont été très précoces et n’ont jamais cessé. Pour leurs partisans, l’Amérique a une dette à l’égard des descendants d’esclaves, que la non-indemnisation aurait enfermés dans une spirale de la pauvreté. En sortir nécessiterait le dédommagement et la reconnaissance officielle de la culpabilité de la nation. La mobilisation pour les réparations a successivement emprunté trois terrains rencontrant des succès inégaux :

  • La pression d’organisations ad hoc ou de lobbies sur les partis et les élus, pour obtenir une loi d’indemnisation et une reconnaissance de la culpabilité de la nation.    
  • Les actions en justice : jusqu’à présent, la justice a rejeté toutes les demandes d’indemnités, mais à travers ce terrain d’enquête, il faudra comprendre comment celle-ci peut être envisagée comme un lieu d’établissement d’un tort fondateur à l’égard des Africains-Américains.
  • Les pressions sur les institutions privées, en particulier les universités et les églises, plus gros propriétaires d’esclaves jusqu’à l’abolition de l’esclavage.

Sur chacun de ces terrains, le projet s’interrogera sur les liens entre le renouvellement des travaux historiques sur l’esclavage et les différents registres d’invocation du passé pour obtenir réparation dans le présent.

Olivier Maheo est collaborateur de ce projet.

Un colloque international a posé les jalons de la réflexion pour le troisième axe de ce projet. Intitulé « Raconter et exposer les minorités. Médiations muséales en France et en Amérique du Nord », il a eu lieu les 20 et 21 avril 2022, à l’initiative de l’Institut d’Histoire du Temps Présent et du musée du quai Branly – Jacques Chirac, avec le soutien de l’Université Paris Lumières, ComUE UPL, du Musée National de l’Histoire de l’Immigration, de la Fondation pour la Mémoire de l’Esclavage, du Center for Research on the English-speaking World (CREW), et du Labex « les Passés dans le Présent ».

Il va donner lieu à la publication d’un ouvrage collectif sous la direction d’Olivier Maheo : Minorités au musée, réflexions franco-américaines, aux éditions de la Documentation française, collection « Musées mondes », à paraître en 2024. L’introduction « Entrer au musée » est co-écrite par Olivier Maheo et Pauline Peretz.

Un séminaire « Figures présentes et passées de l’entre soi : le choix du retrait comme forme de résistance », accompagne ce projet pour en désenclaver la réflexion et pour créer des ponts avec d’autres chercheurs et d’autres disciplines.

La mise à l’écart forcée de groupes minoritaires (ethno-raciaux, sociaux, religieux, de genre…) a le plus souvent participé de logiques de stigmatisation et d’infériorisation, et a été combattue à ce titre. Mais la séparation a également pu être choisie comme moyen de lutter pour l’égalité. En prenant comme point de départ l’attrait qu’a exercé le séparatisme pour les Africains-Américains en réponse à la ségrégation légale qui les a frappés après la guerre de sécession, ce séminaire veut réfléchir aux différentes modalités de mise à l’écart voulues dans l’histoire des minorités.

Comment l’entre soi a-t-il pu être considéré comme un mécanisme de protection contre des formes d’hostilité et d’exclusion, comme un projet politique d’émancipation associé à un territoire approprié ou conquis ? Comment le choix de l’autonomie politique sur un espace aux frontières fermées peut-il favoriser l’empowerment, la confiance en soi, la démonstration de ses qualités à soi et aux autres dans ce qui peut être considéré comme un « safe space » ? Qui définit alors les frontières et les critères d’inclusion ? Pourquoi des formes de hiérarchie et de divisions internes réapparaissent-elles ? Ces expériences sont-elles envisagées comme permanentes, ou transitoires le temps d’établir l’égalité ? Peuvent-elles tenir face à l’épreuve des divisions ou de l’ouverture à l’extérieur ?

Collaborateurs scientifiques du programme

Olivier Maheo est collaborateur à l’Institut d’Histoire du Temps Présent, et Membre associé du CREW, Sorbonne Nouvelle. Il a soutenu son doctorat en 2018 en histoire états-unienne, à propos des tensions au sein du Black Freedom Movement, sous la direction d’Hélène Le Dantec-Lowry. Sa thèse sera publiée en février 2024 aux Presses Universitaires de Rennes : De Rosa Parks au Black Power, une histoire populaire du mouvement noir, 1945-1970.

Il mène des recherches sur les usages du passé et les contre-récits de la race à partir du cas africain-américain. Ainsi il a travaillé sur les expressions religieuses africaines-américaines et leurs répliques au stigmate de la race au sein du projet « Religion, Lignages, Race », Relrace, du laboratoire TEMOS.

Actuellement il s’intéresse aux entrepreneurs de mémoire noirs américains et à l’histoire publique. Il a organisé en 2022 le colloque international, « Raconter et exposer les minorités. Médiations muséales en France et en Amérique du Nord », et dirige la publication des Minorités au musée, réflexions franco-américaines, aux éditions de la Documentation française.

En 2023 il a co-organisé le colloque « Class, Race and Place in the US South: American Politics through the Lens of Michael Goldfield’s Work » et il participle à la direction d’un ouvrage collectif à paraître chez Brill . (Edited volume, Esther Cyna, CHCSC-UVSQ, Cody Melcher, Loyola University-New Orleans & Olivier Maheo IHTP).

CV sur HAL https://cv.hal.science/olivier-maheo