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Enquête du réseau des correspondants 2020-2024

2 mars 2021

Projet d’enquête départementalisée de l’IHTP (2020-2024)

Présentation du réseau des correspondants

Responsables scientifiques de l’enquête :

  • Laurent LE GALL, professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Bretagne Occidentale
  • Michel OFFERLÉ, professeur émérite de sociologie du politique à l’ENS (Ulm)

Coordonnatrice

  • Bénédicte HÉRAUD, ingénieure d’étude CNRS, IHTP.

Genèse et objet d’une enquête

Dans l’historiographie française, l’apprentissage du vote et l’accoutumance au suffrage universel (masculin) ont pendant longtemps été traités comme des phénomènes presque évidents. La première fois, le 23 mars 1848, c’est presque naturellement que le peuple français s’est rendu aux urnes, par villages entiers convergeant avec curés, gardes champêtres et notables vers les lieux de canton où se sont déroulées les opérations de vote. Certes, l’élection présidentielle du 10 décembre 1848 a donné une autre figure au peuple et a nécessité une orthopédie démocratique quand la République est devenue républicaine après 1879. La canalisation des passions populaires vers le vote et la socialisation à l’expression contenue des opinions et des affects dans et par le suffrage a nécessité une mobilisation multiforme (par le verbe politique, par la diffusion de la presse, par les incitations pédagogiques). Même l’Église de France, pourtant très hostile à la souveraineté du nombre, a contribué à sa manière[1] à la banalisation du recours au suffrage pour départager les élites en concurrence pour la représentation du peuple.

L’historiographie du suffrage qui avait connu une longue parenthèse a, dans les années 1980-1990, amendé voire contredit une vulgate républicaine qui avait valorisé la face claire du suffrage en évitant de trop interroger les bas-côtés de la marche à la citoyenneté civique (cf. la bibliographie). Oui, la démocratie élective a été popularisée par des moyens non démocratiques[2] et les votes, considérés comme une sorte de « recensement des opinions », ont eu, et ont toujours, des ressorts de production multiples. Toujours est-il que l’on a considéré que cet apprentissage était achevé et accompli à la veille de la guerre de 1914. En témoignerait le couronnement du processus de démocratisation et d’individualisation du suffrage que constitue l’adoption la loi du 19 juillet 1913 « ayant pour objet d’assurer le secret et la liberté du vote ainsi que la sincérité des opérations électorales[3] » – la loi instaure désormais le passage obligatoire par la cabine d’isolement, comme l’on dit encore à l’époque (l’isoloir), avant que chaque votant dépose lui-même son enveloppe, masquant le bulletin dans l’urne (et non plus son seul bulletin par le canal du président du bureau de vote comme cela se pratiquait auparavant). En témoignerait aussi, la baisse des réclamations et contestations électorales pour les élections nationales à tout le moins, car les recours en invalidations des élections locales, parfois très disputées et conflictuelles, sont beaucoup moins documentées. Bref, les Français seraient devenus des électeurs entre les années 1880 et les années 1920. Et, si l’accès au vote des femmes a donné lieu de multiples travaux et controverses ouvrant le dossier de la non-inclusion ou de l’exclusion des femmes depuis la Révolution française, si l’étude des différences entre la participation des femmes et celle des hommes a été un classique de la science politique dès les années 1950, si la question de la parité en politique est devenue une thématique largement enrichie d’élection en élection, la question de l’inscription différentielle des femmes sur les listes électorales et surtout l’apprentissage concret de la citoyenneté électorale n’ont guère attiré l’attention des chercheurs, si l’on excepte les articles isolés de Bruno Denoyelle[4].

Apparemment, l’entrée en citoyenneté civique des femmes n’aurait pas posé de problème particulier, une fois que la reconnaissance du droit de vote leur a été concédée. On connaît la thèse de Pierre Rosanvallon défendue il y a plus de 30 ans[5]. Le « retard français » n’est pas explicable – ou pas uniquement – par les préjugés sociaux ou les calculs politiciens. Il faut aller voir du côté de ce qu’il nomme « le travail de l’universalisation ». Les femmes britanniques auraient accédé plus rapidement à la citoyenneté car elles sont incluses dans le corps électoral en tant que femmes et représentant des intérêts particuliers. En France, les femmes devraient d’abord accéder au statut d’individu autonome, alors qu’à l’étranger leur intégration dans la citoyenneté est corollaire de l’extension des politiques sociales comme forme de « maternisme politique ».

Les premiers votes des femmes dans la France des années 1945-1946 offrent un point d’appui pour sonder les aspects par trop performatifs qui entourent souvent la notion de « vote-inauguration ». Par douze fois, suite à l’ordonnance du 21 avril 1944 que signa Charles de Gaulle à Alger, douze millions de femmes furent appelées à se joindre au marché électoral entre avril 1945 (municipales) et novembre 1946 (législatives). Pavée de ses « égéries de la République » (Jeanne Deroin, Hubertine Auclert…), incitation à une lecture en creux de l’histoire du féminisme et des rapports entre les sexes, la longue épopée du suffragisme pour sortir les femmes des silences de l’histoire politique vient buter généralement sur une apothéose qui s’exprima par des mobilisations variées[6].

« Fin de “l’exception française[7]” », terminus a quo d’un cycle de l’inclusion civique scandé par les variations de la réception d’un argumentaire hétérogène au sein du Parlement[8], la Libération apparaît alors comme une étape décisive dans le double processus de féminisation de la vie politique et d’achèvement de la Cité[9]. De ce que les femmes firent de leurs bulletins, il est rarement question ; et quand c’est le cas, c’est pour rendre compte des injonctions médiatisées qui environnèrent un geste dont certains acteurs (l’Église en tout premier lieu) entendirent guider le sens – comme en 1848, lorsque des milieux dominants exercèrent des pressions sur les dominés. Lieu d’une « virginité politique[10] », ce premier vote, qui prorogea « la tutelle de son universel-citoyen d’époux » sur « l’universelle-citoyenne[11] » (d’après les sondages effectués entre 1945 et 1953, deux tiers des femmes affirmèrent voter comme leur mari), apparaît comme l’une de ces situations exceptionnelles dont la notoriété tend à congédier les dimensions souterraines.

Au risque de les rendre plus muettes qu’elles ne le furent, il est bon de rappeler que les femmes n’attendirent pas d’obtenir le droit de vote pour peser sur les élections. De leurs « entrées en politique[12] », dont on retient souvent les trois sous-secrétariats d’État dans le gouvernement du Front populaire, la Ligue des femmes françaises abrita un épisode qui n’est pas négligeable. Née à l’initiative de Jeanne Lestra et de la comtesse de Saint-Laurent dans la foulée de la promulgation de la loi sur les associations (juillet 1901), la ligue d’origine lyonnaise mobilisa des milliers d’aristocrates et de bourgeoises (près de 50 000 en 1906) sur le terrain de la défense des valeurs du catholicisme intransigeant. Fondant en l’espace de quelques mois un ou plusieurs comités dans une soixantaine de départements, elles s’activèrent à l’approche des « élections de combat » de 1902 pour propager leur message et influer sur les résultats. La défaite les incita à se replier sur la sphère de la prière et de l’action sociale. Reste que, dénuée de toute intention suffragiste, leur présence dans l’espace public[13] s’apparenta à une tentative de vote par procuration. Dans la France des années 1945-1965, quel put être le sens du vote pour un nombre certains de femmes qui étaient peu ou prou incluses dans un espace politique via des gradients de mobilisation (de la discussion informelle en amont de la séquence électorale au militantisme) ?

Ces préalables posés rapidement, venons-en à notre projet : il s’agira dans notre recherche commune de revisiter ces problèmes sur la période 1945-1965 et ce, dans trois directions.

Une élection peut s’analyser comme une mobilisation (faire voter), comme un acte (l’acte de vote) et comme une explication (la science politique de l’élection).

Faire voter

Comment les Françaises sont-elles devenues des électeurs/électrices ? La question impose de retrouver les traces des mobilisations qui les ont incitées voire forcées à voter (ou à ne pas voter), au nom de quoi, pourquoi, pour quoi, contre quoi et au nom de quoi. Le vote est, on le sait, un acte individuel qui est généré collectivement[14]. Les travaux français sont rares qui vont au-delà de l’évocation de la prégnance de ce que les sociologues états-uniens ont dénommé « groupes primaires » (d’abord la famille, les groupes de pairs et d’amis, les relations de travail…) tant dans la socialisation familiale générale qui produit des manières de penser et d’agir conformes que dans la socialisation spécifique au civisme et au vote par une infusion continue et des rappels à l’ordre voire des contraintes lors des conjonctures électorales. Si, après la Seconde République, le vote familial continua de hanter certains débats avec plus ou moins d’acuité, il buta néanmoins sur la résistible ascension du droit des femmes à la représentation. En décembre 1923, l’échec du projet de Georges Roulleaux-Dugage, après que 440 députés eurent adopté le principe d’un vote familial combiné au vote des femmes, signa l’arrêt momentané d’une série d’initiatives incluses, dans l’immédiat après-guerre, sous la mention de la réforme électorale. À l’état latent dans les programmes des partis du centre et de la droite, le vote familial s’étiola tel un ersatz politique : le 4 juin 1947, quelques députés du MRP tentèrent de l’imposer pour les élections des caisses d’allocations familiales qui se déroulaient au suffrage universel[15]. En vain. On peut penser que dans les années 1950, un certain nombre de femmes (les « femmes au foyer », les femmes dépendantes économiquement de leur mari) ont pu réaliser la prophétie créatrice des adversaires du vote des femmes qui l’assimilait à un double vote accordé au chef de famille (le mari) ou au directeur de conscience (le curé). On pourra s’interroger sur la possibilité de reconstituer ces « votes en famille » et de comprendre les formes de félicité, de négociation ou de renonciation (« ça vaut pas la peine de se disputer pour ça ») qui ont pu traverser des foyers, sans doute plus unis en affinités sociales du fait de mariages plus homogames qu’aujourd’hui.[16] On rappellera ici que l’Église catholique cesse de prendre position sur les élections à partir de 1965. Cela ne signifie pas que les multiples moyens d’incitation au vote et au « bon vote », dénoncées par leurs adversaires comme autant de pressions cléricales ne cessent pour autant pas après cette date. Une attention particulière pourra être portée au Mouvement Républicain populaire[17] (MRP) qui a été pendant une décennie un mouvement militant démocrate-chrétien plus susceptible sans doute d’entraîner des mobilisations significatives que le Centre National des Indépendants et Paysans (CNIP), parti dominant à droite. Les mobilisations gaullistes au travers des mouvements et rassemblements (du RPF à l’UNR) pourront aussi fournir des pistes sur les formes de la division inégale du travail politique.

L’acte du vote

Comment cet accomplissement du devoir civique s’est-il déroulé ? Pour autant que faute d’ethnographie, on puisse restituer à distance temporelle la participation aux campagnes électorales et les gestes électoraux féminins (habillement des femmes, éventuels costumes régionaux, venues seules, en couple, avec enfants au bureau de vote…), la politique des sentiments (l’élection comme prisme d’une « affectivité » féminine ? : en quoi la « psychologie féminine » définie telle quelle dans la presse féminine de l’époque fut-elle mise à l’encan électoral ?) et les incidents électoraux que leur présence nouvelle a pu susciter. L’on sera attentif au poids des associations (celles du Parti communiste et de l’Union des Femmes Françaises ne sauraient être monnaie négligeable) qui naquirent quelquefois à l’occasion (Le Rassemblement féminin, l’Union des femmes de la Martinique en 1944) et tentèrent de peser sur les scrutins tout comme l’on s’interrogera sur la manière dont des acteurs/actrices se « révélèrent » à l’occasion des élections. Il serait intéressant de s’entretenir avec des actrices du féminisme de l’après-guerre pour comprendre comment la question du vote se fit routinière (en d’autres termes, parla-t-on du vote des femmes après les années 1950 et, si oui, en quels termes ?)

L’on n’ignorera pas l’épaisseur des contextes locaux dont la prise en compte permettra d’analyser les interactions entre les candidatures portées par des femmes (sous quelles étiquettes ? en fonction d’un type de déclaration féminine voire féministe ? ; pour mention, 33 femmes furent élues à l’issue du scrutin du 21 octobre 1945) et leur possible réception auprès des primo-votantes.

Expliquer le vote

Enfin, on s’intéressera aux lendemains du vote, tant au travers des premières sociologies du/des votes féminins (instruments de compréhension, catégories et méthodes d’analyse) que des contestations des résultats du vote. Par le truchement du vote des femmes, ces pistes permettront d’interroger les rapports au suffrage et aux déviances électorales qu’entretiennent les électeurs français – hommes et femmes – dans les années 1945-1965 (l’inclusion des femmes dans les actes électoraux entraine-t-elle des changements dans les actes électoraux (nouvelles déviances électorales auxquelles les femmes participeraient ou dont elles seraient les enjeux ou les cibles, normalisation des comportements masculins…) ?).

 

Pistes et sources

Les projets d’enquête départementalisée de l’IHTP alternent les recherches sur le terrain menées par les correspondants avec des réunions biannuelles de bilan et d’orientation. Lors de la première année, la priorité réside dans le travail de collecte des sources, il est demandé aux correspondants d’opérer d’abord par sondages sur plusieurs localités d’un département qui peuvent offrir des profils différents et de repérer des situations locales singulières.

Cette opération dite de « chalutage » aboutira à organiser une première réunion de travail de tous les correspondants qui permettra un premier bilan d’étape, six mois après le lancement de l’enquête. Ce nouveau programme de recherche du réseau des correspondants se propose de travailler à nouveau au niveau du local (départemental ou municipal). Privilégiant l’histoire d’en-bas ce projet de recherche pourra se fonder sur une multiplicité de sources :

  • Archives publiques : classiquement, on se tournera dans un premier temps vers les archives publiques (Archives nationales, Archives départementales, archives communales, Conseil d’État et Conseil constitutionnel), archives privées (Église, partis et mouvements politiques notamment d’éducation populaire œuvrant en faveur de la mobilisation électorale et plus particulièrement pour la socialisation électorale des femmes, voire archives personnelles et familiales). On recherchera aussi les livres, les brochures, les feuilles volantes qui visent directement la mobilisation des femmes ;
  •  Archives orales  : il nous a semblé par ailleurs que les effets de la mémoire méritaient une attention toute particulière, pour une période d’histoire du temps présent en procédant à une collecte d’entretiens semi-directifs auprès de témoins. Il s’agit ici de privilégier l’enquête orale, possible et même souhaitable pour la période envisagée, auprès de femmes dont les premières expériences électorales se situent dans les années 1945-1965 ;
  • Manuels scolaires  : une recherche de nouveaux manuels scolaires dans lesquels le vote des femmes pourrait être mentionné (ou aussi pourrait ne pas être un sujet suffisamment important pour l’être). Il faudrait voir dans le catalogue de la BNF ce qui existe comme ouvrages, brochures concernant le vote des femmes et travailler sur les fonds du Musée National de l’éducation de Rouen pour les manuels scolaires ;
  • Presse : dépouillement de la presse, en privilégiant la presse quotidienne régionale sans négliger la presse générale d’information quotidienne et hebdomadaire (France-Soir, Paris-Presse, Le Parisien). Bruno Denoyelle a dépouillé plutôt les quotidiens d’opinion et peu les journaux à plus grand tirage (203 quotidiens en 1946 – dont 28 nationaux et PQR – pour plus de 15 millions quotidiens) ;
  • Iconographie et filmographie : il pourra être intéressant de constituer une base d’affiches de photographies et de caricatures représentant des femmes durant les séquences électorales. Les archives de l’INA pourraient être aussi sollicitées. Les fonds de la Bibliothèque Marguerite Durand à Paris ou d’autres bibliothèques spécialisées ou municipales pourraient peut-être réserver des surprises. Les fonds des cinémathèques régionales (films d’amateurs) seraient à explorer mais aussi la représentation du vote des femmes dans la production cinématographique de l’époque ;
  •  Littérature : on pourra aussi essayer de trouver des pistes et des saynètes dans la production romanesque de l’époque.