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La Guerre froide vue d’en bas : 1947-1967

Enquête départementale 2008-2012 « La Guerre froide vue d’en bas : 1947-1967 » sous la direction de :

  • Philippe Buton, Professeur d’Histoire contemporaine à l’Université de Reims,
  • Olivier Büttner Ingénieur de Recherche IHTP-CNRS,
  • Michel Hastings, Professeur émérite de Science politique à SciencesPo Lille.

I – Retour sur la chronologie du projet

Avant tout, il faut rappeler que le projet est porté par une originalité forte qui consiste à saisir la Guerre froide dans ses configurations les plus localisées.

Notre ambition clairement énoncée est d’étudier comment les territoires infra-étatiques ont rencontré la Guerre froide, dans un rapport dialectique : d’un côté comment elle entre dans le local, contribue à y imposer ses marques, ses lexiques, ses pratiques, ses imaginaires ; de l’autre côté, comment le local travaille en retour le système de la Guerre froide à partir de schémas culturels et symboliques autochtones. La dimension territoriale, géographique est donc extrêmement prégnante dans notre projet. Pour parodier Agulhon, « La Guerre froide au village ».

Mais, cette sociologie historique de la réception de la Guerre froide conduit également notre projet à une réflexion sur la dimension des temporalités et des chronologies en deux questions :

1- La première concerne le cadrage chronologique, le bornage de notre enquête. Notre option d’aller jusqu’à l’année 1989 présentait à nos yeux deux avantages : embrasser toute la période historique concernée et répondre à notre problématique, à savoir montrer comment et selon quelles évolutions le système de Guerre froide structurait les pratiques politiques et socioculturelles locales. Pendant combien de temps le référentiel de Guerre froide demeurait-il localement prégnant ? Ce choix d’un grand angle chronologique présentait également des défauts : la période couverte se révèle immense (plus de quarante ans) exigeant un brassage considérable des archives, offrant le risque d’interférences d’une actualité de moins en moins rattachée au cadre de la Guerre froide. Ainsi, le cadrage chronologique est une compression de la période à étudier : 1947-1967. Vingt ans, soit à peu près la durée d’une génération. 1947 ne pose pas de gros problèmes mais quid de 1967 ? Date du départ des troupes américaines du sol français. Date politiquement importante mais aussi méthodologiquement opératoire au regard de notre projet puisque cette date n’est pas imposée par l’ordre international, c’est une date qui renvoie à une décision politique nationale majeure du Général de Gaulle, et surtout qui se traduira au niveau local par des effets immédiats ; fermeture des bases, fin d’une matérialisation de l’affrontement des blocs. Le gouvernement français entend officiellement sortir de la Guerre froide.

2-La seconde concerne la scientificité du projet au regard de cette compression chronologique. La problématique de départ n’est pas affecté par ce rétrécissement, les fondamentaux demeurent si l’on produit des résultats sur les principales hypothèses que nous avons posées. Ces vingt années ne sont en rien homogènes, tant mieux, elles permettent de dégager deux périodisations qui constitueront en quelque sorte de véritables laboratoires à nos questionnements :

  • Une première période fondatrice au cours de laquelle se forgera le système de la Guerre froide (ses représentations, ses lexiques, ses pratiques, ses univers de violence, ses imaginaires de peur et de haine). Une période creuset, matrice pendant laquelle se mettent en place les dispositifs narratifs, cognitifs et normatifs dont nous essaierons de voir comment ils imprègnent l’échelon local. Période de cristallisation, de fixation des marqueurs de la Guerre froide, c’est le temps de la politisation du local par ses référentiels.
  • Une période qui permet d’intégrer le dégel et de vérifier comment et quand s’enclenche une usure des référentiels de la Guerre froide; À partir de quand on ne pense plus à travers ce code originel. À partir de quand assiste-t-on à un certain épuisement des marqueurs historiques ? Quand est-ce-que la Guerre froide ne constitue-elle plus un horizon de sens pour les acteurs et les populations locales ? C’est le temps des échos et des effets de résilience de la Guerre froide.

II – Les indicateurs locaux de la Guerre froide

1- Les lieux et pratiques de sociabilité.

La valeur heuristique de la notion de sociabilité est bien connue depuis les travaux de Maurice Agulhon, même si l’on oublie parfois que le terme est déjà largement employé par Georg Simmel. Aujourd’hui s’impose une acception large et fortement interactionniste de la sociabilité : la façon dont les hommes vivent leurs relations interpersonnelles et s’insèrent dans leurs divers entourages. La plasticité et l’historicité du concept sont importantes. Notre projet consiste à associer sociabilité et politique ou plus précisément pratiques de sociabilité et processus de politisation (requalification des activités sociales, analyse des formes de diffusion et d’apprentissage des codes et langages politiques, phénomène de socialisation politique) : apprentissage et appropriation. Pour éviter tout éparpillement dans un foisonnement, nous avons décidé de choisir deux indicateurs précis :

  • La religion : comme « ensemble solidaire de croyances et de pratiques autour du sacré ». La dimension religieuse est encore prégnante à l’époque (années 1960-1970), notamment au niveau des campagnes. La religion continue de structurer en partie l’horizon de sens des populations locales (cf. Le Bras). Comment la parole religieuse (prêches, bulletins paroissiaux) évoque-t-elle le système de Guerre froide ? Les fêtes et manifestations religieuses ? Les écoles confessionnelles ? Le sort fait aux religieux dans les pays communistes ? Le discours social de certains ecclésiastiques ? Le curé rouge ? La référence et le mythe de Don Camillo ?
  • Le sport : la guerre froide du muscle ? Il ne faut pas oublier qu’à cette époque au niveau international, le sport est instrumentalisé par les logiques de Guerre froide, par exemple les Jeux Olympiques de 1952 et 1956. Au niveau local, les manifestations sportives, les clubs construisent une sociabilité souvent populaire, souvent ancienne et parfois marquée par des origines politiques (patronage, maison du peuple) : choix des noms donnés au stade, invitation des sportifs VRP de la Guerre froide comme Zapotek ou les lanceurs soviétiques, football amateur, courses cyclistes. Relever les phénomènes d’identification aux vedettes, les jumelages, les tournois amateurs, les remises de médailles. Comment sont valoriser les exploits ? La Guerre froide dans les stades de village.

2-Actions collectives et action publique

Il s’agit de s’interroger sur la manière dont la Guerre froide vue d’en bas se saisit de la conflictualité sociale et politique, de ses modalités de participation et des réponses des autorités publiques. Comment l’espace public local ou s’affrontent le pouvoir et l’opposition est-il traversé par la Guerre froide à partir de deux indicateurs :

  • Les mobilisations collectives : Comment la Guerre froide inscrit-elle ses problématiques dans les répertoires d’action des mobilisations collectives ? Celles-ci sont des manifestations par lesquelles les individus témoignent de leur engagement dans de fins collectives : manifestations, grèves, occupations d’usines, pétitions, etc. Repérer les violences discursives et comportementales, les logiques d’affrontement qui se réfèrent au climat international. Est-ce que les conflictualités épousent des événements internationaux ? Comment la lutte des classes au niveau local est retraduite en conflit bipolaire ?
  • Le maintien de l’ordre : Comment s’expriment les modalités de la répression policière, patronale, préfectorale ? Comment se fait la surveillance des « personnes dangereuses » ? Comment l’imaginaire de peur s’empare des réseaux dormants ? Quel est le rôle de la rumeur ? Comment la justice est-elle rendue, focus sur les procès. Enfin, comment ces interventions des forces de l’ordre républicain (perquisitions, surveillances, arrestations, fouilles, interpellations) sont-elles localement traduites en discours de la Guerre froide ?