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Les élites culturelles locales en France, 1947-1989

20 juillet 2021

Enquête départementale 2013-2016 « Élites culturelles locales, 1947-1989 »

sous la direction scientifique de Agnès Callu, Chercheuse à l’Institut d’Esthétique Acte, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / CNRS

Coordination scientifique et administrative : Olivier Büttner, CNRS – IHTP

Problématique.

Comprendre les élites culturelles françaises à l’échelle de l’hexagone suppose de mobiliser la puissance du réseau de correspondants de l’IHTP afin de coordonner une enquête parisienne et locale, investissant la sphère publique autant que le cercle privé quand elle s’interroge sur la socio-genèse d’une population, ses espaces de dialogue et outils de transmission, ses différents registres de réception. À l’écart de l’idée commune qui identifie la culture et ses pratiques comme, presque à l’exclusive, parisiennes (voire parisianistes), ce projet – sur une stance temporelle de quarante ans, soit presque une double génération, marquée par les traumas de la guerre, l’élan multireconstructif de la Libération, la puissance des Trente Glorieuses, l’écho bigarré de 68, l’arrêt pessimiste de la crise de 1973, l’arrivée de la Gauche en 1981 et d’un mitterrandisme culturel porté par Jack Lang – entend, décentralisé, poser les questions à l’échelle hexagonale. Ouvert aux débats d’une histoire culturelle comprise comme « une histoire sociale des représentations » et s’inspirant du schéma socio-historique qui consiste à envisager les conditions de production, de médiation puis de réception d’un objet, il avance donc un rythme ternaire, questionnant, par cercles concentriques, une population protéiforme – agissant au singulier mais selon des normes et formes collaboratives aussi -, active sur l’ensemble du territoire.

1) Les conditions de production.
Réfléchir au contexte de production des élites oblige la saisie d’une interrogation cardinale. Il est effectivement fondateur de creuser la socio-genèse de ce/ces groupe(s). Ont-ils surgi sponte sua dans un contexte d’après-guerre ou bien sont-ils les « héritiers » d’élites politiques, sociales et culturelles en place dès les années 1930, éventuellement en rupture et/ou reclassement à cause – la raison n’est pas univoque – du système épuratif ? Dans ce cas de figure-là, soit celui d’un « legs », la filiation dynastique est-elle opératoire en sorte que, dès lors, aux premières places se retrouvent les « fils de » : un directeur de théâtre, un conservateur de musée, un responsable d’école de musique etc. ? A contrario, faut-il voir, au seuil de la décennie 1950-1960, « l’invention » de nouveaux profils, issus de nouvelles offres culturelles qui, de fait, réclament, sur le terrain, une alliance, empirique au départ, entre expertise et professionnalisation ? Ainsi, au tournant des années 1960 – ligne de crête du siècle, moment de bascule quand il clôture un « grand XIXe » avec, enchevêtrées, la fin d’un « cycle belliqueux » et l’arrivée d’une « culture de masse » (cf. Jean-François Sirinelli, Comprendre le XXe siècle français, Paris, Fayard, 2005) – qui sont les directeurs de Ciné-Club ou de Maisons de la Culture ? Aussi bien, autour du même coude temporel, est-il possible de considérer les élites culturelles locales comme une « cohorte » homogène, soudée par un phénomène générationnel qui impacte (voire configure en épaisseur) les aspirations d’un groupe, dès lors socialement mais intuitivement aussi, fédéré dans ses croyances par un/des événement(s) fondateur(s), des valeurs partagées, des figures fonctionnelles etc. À quels types de modèles culturels sont infusés les « décideurs» des années 1960 : privilégient-ils, dans la logique des Blocs – une « exception culturelle à la Française » et/ou cherchent-ils, par « américanité/anti-américanité », presque environnementale, (acquise et enviée / rejetée, voire honnie), à transférer (ou écarter) un système outre-atlantique, fascinés (ou révulsés) qu’ils sont par le cinéma nord-américain, la « black music » ou de nouveaux habitus de lectures qui modélisent, massifient et/ou sur-valuent le magazine ou la bande dessinée ?
Au-delà du portrait de groupe qui nécessite, en masse, d’étudier les « forces profondes » des cercles de sociabilités autant que l’influence des réseaux (à lire du dedans comme dans leurs inter-connexions), il s’agit, à échelle humaine, dans chaque zone géo-culturelle, d’examiner, dans les villes prioritairement, mais aussi à l’horizon des régions (la loi de décentralisation de 1982 segmentant les rôles et compétences instaure des redistributions de pouvoirs et d’autorité autant qu’elle propulse des recoupements et tautologies donnant lieux à des guerres de « périmètres») la formation intellectuelle, la naissance du goût et de « l’action culturelle » de chacun. Comment, par ailleurs, pour chaque profil, s’organise « l’entrée en culture » ? À l’occasion de quels schismes ou marqueurs politiques entre-t-on dans la carrière? Les élections font-elles office de points de départ et si oui, dans quelle mesure ? Existe-t-il une forme de militantisme culturel poreux au politique : les « cadres » culturels sont-ils des politiques (et inversement) ? « S’encarte-on » pour la culture et si oui, quels leviers sont à l’œuvre quand la tradition inscrit la culture – et la tendance – « à gauche » ? En « background » car l’évolution institutionnelle impose de nouvelles organisations (la création des DRAC pionnières intéresse singulièrement), de quelles manières la création du ministère Malraux, qui propulse (dans ses débuts au moins) la scission entre Connaissance et Culture et, en définitive, entre Éducation nationale et « Culture contemporaine » – l’influence du philosophe Gaëtan Picon sur cette différenciation est rectrice -, influe-t-elle sur le tissu culturel local ? Les élites traditionnelles : les instituteurs ou les érudits, animateurs et membres de sociétés savantes, sont-elles bousculées, voire mises de côté, pour faire la place à un « casting » neuf, rajeuni, féminisé parfois, issu d’un « bain culturel » renouvelé, avide de création et spectacles vivants plus que de « patrimonialisation des antiques », singulièrement post 1968 ? Aux marges, mais en ligne de fond la discussion n’est pas invalide, le bénévolat culturel – aux frontières des « bonnes œuvres » et de la philanthropie, dix-neuvièmiste dans ses attentes comme dans sa posture sociale – ne disparaît-il pas en faveur des « métiers de la culture » pour lesquels les fonctionnaires (d’État ou des collectivités locales) autant que les contractuels de droit privé sont désormais payés puisque leur fonction, en elle-même, par elle-même, suppose l’exercice de la promotion et de la valorisation de la culture ? En clair, entre 1947 et 1987, est-on en droit de parler d’une nouvelle identité culturelle française car exfiltrée de la seule capitale, façonnée par des élites locales encouragées à la développer « sur place » quand l’État, depuis la tête, légitimise, favorise, par l’exemple, les initiatives ? Créant, par des manifestations et/ou des rites (la Fête de la Musique, du Cinéma, celle ou du Patrimoine dans une logique parfois qualifiée, pour cette dernière, de « droitière ») une dynamique collective, de nouvelles références s’inscrivent en longue durée, synchronisant les aspirations générationnelles d’un pays qui désormais ressent et vit la culture.

2) Les lieux de médiation
Poser la/les figures des élites culturelles locales suppose donc d’analyser les mécanismes de la prise de décision. Cette première brique posée – elle aide à comprendre l’origine de l’impulsion -, il est évidemment fondamental d’identifier les lieux et les médias par lesquels, grâce auxquels l’objet symbolique « culture » est mis en circulation à la hauteur d’un territoire spécifique. Dans une perspective topographique, généalogique aussi, cartographier et dater les espaces est premier. Là encore, les permanences et ruptures guident l’enquête. De fait, les lieux « reconnus » : le musée, la bibliothèque, le cercle de la société savante ou le conservatoire disparaissent-ils ou bien – tradition française oblige – connaissent-ils des sédimentations plurielles et/ou des démultiplications, redondantes parfois, mais pas toujours ? Ainsi, le « concept bibliothèque » s’enfle, connaissant les spécialisations dérivées que l’on sait, de la médiathèque à la cinémathèque en passant par la phonothèque ou la vidéothèque. Par-delà un pointage analytique des organisations existantes qui a pour bénéfice direct d’offrir une vision cavalière française des pôles culturels en voie de disparition, de développement et/ou en mutation, les questions à poser seront inscrites dans la dynamique puisque c’est la synergie ou les luttes qui retiendront l’historien. De fait, à la manière d’une « querelle entre les Anciens et les Modernes », lieux de traditions et espaces émergents (pour ces derniers, Maisons des jeunes ou Maisons de la Culture, par exemple) parviennent-ils à des versements/reversements de connaissances, de savoirs et de compétences ? Par ailleurs, le surgissement d’un lieu n’équivaut pas obligatoirement à la naissance d’une plateforme active.
Aussi bien, le « listing » des sites sera-t-il, d’évidence, à doubler d’une étude en profondeur sur la réalité du « charisme » culturel qui anime la structure. C’est pourquoi la notion de « lieu habité et vivant » quand il génère une programmation, des réseaux, des rencontres, des interactions de toutes sortes, mobilise l’attention. Les lieux matériels sont donc soumis à l’examen mais les « immatériels » comptent aussi. Dans cette catégorie – surfaite, dans un premier mouvement, mais offrant l’avantage d’inclure des réalités variables – on peut classer les médias. Aussi un travail sur les outils médiatiques qui mettent à disposition du public local de l’information culturelle est-il attendu. Quels périodiques, revues ou bulletins assurent une circulation autour de l’offre culturelle ? En clair, comment le « public » est-il avisé de ce que les cadres culturels lui proposent ? Dans ce type de questionnement, contenus et contenant sont portés à l’étude ; cela implique de saisir les objets culturels qui sont suggérés (établissement d’une hiérarchie de l’offre) et la forme de cette suggestion (analyse sémantique et lexicale des propositions). De surcroît, comment les nouveaux médias participent à « l’accessibilité au culturel »? L’analyse historique des programmes télévisuels à partir de la seconde moitié des années 1960 est assurément féconde ; celle des émissions de radio, évidente ; et, au seuil des années 1980, un état de situation de la programmation des radios libres, s’emparant massivement des questions culturelles à l’échelon local, est à insérer dans la grille d’enquête.

3) La réception
Dire qui propose et les lieux de propositions ne signifie cependant rien si l’on fait l’économie de leur réception. C’est pourquoi, une recherche qui entend la force des « emotional studies » intéresse de façon prioritaire car elle scrute l’opinion. Comment le public local ressent l’offre culturelle que lui distribuent « ses » cadres ? Comment ces « entrepreneurs de la culture » sont-ils accueillis par des usagers, parfois clients mais pas toujours ? Ces décideurs sont-ils d’ailleurs clairement identifiés ou « cannibalisés » au point de disparaître, seuls les contenus culturels retenant l’attention d’une population toujours plus consommatrice, sinon consumériste, quand elle se désintéresse des intentions originelles, attachée aux seuls résultats, voire aux bénéfices ? En revanche, comment se manifestent certains liens privilégiés entretenus entre ceux qui donnent la culture et ceux qui la reçoivent ? L’examen d’un certain « vedettariat » local n’est pas à négliger : chaque commune élit « son » « people » culturel, le valorise, l’exhibe comme un élément clef de sa visibilité. Autre question, cette fois sur un registre différent. Au sein des élites locales, le culturel a-t-il sa place ? En clair, est-il autant « respecté » « dans la cité » que le notaire ou le pharmacien, à la notoriété presque multi-séculairement assimilée ? Son label de « [semi]- saltimbanque » est-il crédibilisant ou son déficit de réputation versus de renommée (son parcours, parfois à l’écart de l’académisme d’un curriculum élitiste issu des « Grandes Écoles ») le laisse-t-il dans un espace encore en jachère dans les années 1960, la tendance s’inversant parfois au carrefour des années 1980 ? Ces questions qui chaque fois prennent la mesure des facteurs générationnels, politiques, économiques et sociaux composent un terrain d’étude neuf. Grâce à la puissance de son réseau de correspondants, l’IHTP a la capacité de conduire une enquête historique qui, en épaisseur, par des aller-retours constructifs entre Paris et la « province », autorise la représentation des élites culturelles du côté de la société culturelle (soit dans l’espace et les [inter-espaces] public(s)) autant que sur le flanc de la sensibilité culturelle (c’est-à-dire la sphère privée qui abrite les imaginaires, attentes et projections de chacun).