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populisme épidémiologique

Venezuela : le gouvernement de la peur et son allié Covid

22 janvier 2021

Cet article a été publié dans le carnet de l’EHESS par Frédérique Langue

Dès le mois de mars 2020, alors que l’état d’urgence et la quarantaine venaient d’être instaurés dans le pays, quelques analystes n’hésitèrent pas à évoquer l’impensable : survenant dans un pays en crise et dans une conjoncture d’incertitude généralisée, la pandémie risquait de conforter le régime dictatorial de Nicolas Maduro. D’autres adoptèrent une position inverse, à savoir que l’arrivée du Covid accélèrerait la fin du régime. Dans un contexte de « violence étatique », la pandémie tend certes à exacerber la crise socio-économique selon les termes de Michelle Bachelet — ancienne présidente du Chili devenue haut-commissaire aux droits humains pour l’ONU, auteure d’un rapport sur les violations des droits humains au Venezuela, qui accuse le président de crimes contre l’humanité —, mais aussi à amplifier la catastrophe humanitaire préexistante. C’est bien la première option qui s’est imposée, en des termes tragiques confirmant l’instrumentalisation de la pandémie par le politique.

Depuis la répression de 2017, la mise en place d’une assemblée nationale constituante et la réélection en 2018 de Maduro, le chavisme avait à nouveau démontré qu’il n’était pas disposé à abandonner le pouvoir. Sa logique interne, fondée sur l’assentiment, à tout le moins le silence d’un secteur militaire dénoncé pour sa corruption (cf. les procès intentés depuis les États-Unis à des dirigeants chavistes et hauts-gradés) a exacerbé le contrôle social imposé à une population exsangue, confrontée à l’insécurité alimentaire (un tiers des foyers concernés, 9,3 millions d’affamés recensés sur un total de 30 millions d’habitants) et sans accès décent à un service de santé sinistré. Pour accéder aux distributions alimentaires, il faut être titulaire du « carnet de la patrie », autrement dit avoir fait allégeance au régime. Une situation d’urgence humanitaire et une crise sanitaire dont l’organisation Human Rights Watch indique qu’elles sont la conséquence de politiques gouvernementales.

Sur la scène internationale, les pays qui appuyaient jusqu’alors une transition démocratique se trouvent eux-mêmes confrontés à la pandémie (Europe) ou dans un contexte électoral (États-Unis). Le retour de l’opposant Juan Guaidó début 2020, après une tournée internationale qui l’avait consacré comme président par intérim, est intervenu par conséquent dans un contexte reconfiguré par la pandémie. Dans le cadre des « stratégies du Gouvernement bolivarien face au Covid-19 », des bulletins d’information quotidiens vont constituer le point de départ d’une nouvelle tribune médiatique destinée à identifier les « responsables » de la contagion : depuis les victimes du Covid elles-mêmes (maisons marquées, familles menacées d’arrestation), mais surtout, les réfugiés vénézuéliens regagnant le pays, reclus dans des centres de détention improvisés sous surveillance militaire, en particulier les migrants de retour de Colombie (« cas importés » taxés de « bioterroristes » par la propagande officielle). Selon les autorités colombiennes, plus de 81 000 de ces réfugiés ont regagné le Venezuela au cours du premier semestre. Quant au ministre de l’intérieur vénézuélien, il a « déclaré la guerre » aux migrants qui regagnent le pays après avoir repassé la frontière clandestinement (les trocheros) alors que le président lui-même qualifiait le Covid de « virus colombien », dénonçant l’« invasion » en cours depuis le pays voisin, en une recrudescence des théories conspirationnistes et de la xénophobie. Alors même que la quarantaine était en vigueur une semaine sur deux (le « système 7+7 » encensé par Maduro), ces « stratégies » chiffrées font l’objet d’une diffusion sur le site du Ministère du pouvoir populaire pour les relations extérieures, dans un pays connu pour l’absence de fiabilité voire l’inexistence de ses statistiques, en d’autres termes son « populisme épidémiologique ».

La solidarité des pays alliés a toutefois permis à Maduro d’annoncer l’arrivée de 230 médecins cubains, mais aussi les essais d’un vaccin russe anti-Covid (Spoutnik V) au Venezuela. Dans le même temps, le personnel médical qui combat l’épidémie ne gagne que quatre à cinq dollars par mois, mal équipé, avec un seul masque par semaine, sans médicaments ni désinfectants (le savon lui-même manque depuis des années) et des coupures d’eau et d’électricité au quotidien. Lorsque médecins, infirmiers et autres agents du système de santé, eux-mêmes affectés par la pandémie (30% des décès officiels), se risquent à manifester, ils font l’objet d’arrestation par les services de sécurité, militaires, miliciens et paramilitaires confondus (au moins une douzaine de cas en septembre), régulièrement impliqués dans des détentions arbitraires et persécution des voix critiques et dissidentes et de journalistes. Comme le signale Amnesty International, « le Venezuela est le seul pays de la région qui ait emprisonné des personnes pour avoir dénoncé publiquement les risques pour leur sécurité et celles des patients ».

Sur un continent où le taux de mortalité dû au Covid-19 est l’un des plus élevés au monde, et où la corruption contribue en grande part au désastre sanitaire, les chiffres avancés par le gouvernement ne convainquent pas, et encore moins l’allégation selon laquelle le pays connaîtrait une « tendance soutenue » à la baisse du nombre de cas de Covid-19. Le pays comptabiliserait plus de 90 000 cas confirmés fin octobre, 84 444 « guérisons », 777 décès, et 5740 cas importés depuis le début de la pandémie, alors même que la censure rend aléatoire toute information alternative. Des dignitaires ont été touchés, dont le numéro 2 du régime et président de l’Assemblée nationale chaviste, Diosdado Cabello, le vice-ministre de la communication ou le ministre du pétrole. Face au désastre, à la faim, à la misère et aux pénuries diverses (aliments, produits de première nécessité, essence, eau potable, électricité, médicaments, etc.), Michelle Bachelet est allée jusqu’à demander que les sanctions contre le Venezuela soient levées.

Chaque jour qui passe semble cependant conforter le régime dans ses pratiques répressives : le « rêve devenu réalité pour le pouvoir », comme le soulignait dès juillet sur Twitter Rocio San Miguel, juriste spécialiste des droits humains et des relations civils-militaires.