
Actualités
Deux syriens jugés pour crimes contre l’humanité en allemagne
23/04/2020 - par Christian Delage
Deux anciens officiers des services syriens de renseignement jugés devant la Haute Cour Régionale de Rhénanie-Palatinat
C’est en partie sur la base des photographies exfiltrées de Syrie par « César », un ancien photographe qui a travaillé dans une unité de documentation de la police militaire syrienne, que plusieurs enquêtes judiciaires ont été ouvertes sur les violations du droit international commises en Syrie depuis mars 2011 (sur la photo ci-dessus, César, en bleu, témoigne devant la Commission des Affaires étrangères de la Chambre des représentants américains le 31 juillet 2014).
Le jeudi 23 avril s’est ouvert à Coblence le premier procès jugeant deux anciens officiers des services syriens de renseignement, Anwar Raslan et Eyad al-Gharib, qui avaient été arrêtés en février 2019 en Allemagne, où ils avaient obtenu le droit d’asile dès 2014, comme le rapporte Hala Kodmani dans le quotidien Libération. L’ex-procureur en chef du Tribunal spécial pour la Sierra Leone, Stephen Rapp, analyse pour le quotidien suisse Le Temps la portée de ce premier procès.
Ex-ambassadeur pour les crimes de guerre de l’administration Obama et ex-procureur en chef du Tribunal spécial pour la Sierra Leone, Stephen Rapp analyse la portée du premier procès ouvert la semaine dernière en Allemagne contre des agents du régime de Bachar el-Assad
LE TEMPS, Stéphane Bussard, publié jeudi 30 avril 2020 à 20:21, modifié à 20:22
C’est un procès historique qui a débuté le 23 avril à Coblence, la première comparution en justice d’agents du régime de Bachar el-Assad pour les crimes présumés commis depuis le début du Printemps syrien en 2011. Pour juger deux Syriens, un ancien colonel et un subordonné, tous deux membres présumés des services de renseignements, l’Allemagne a recouru au principe de la compétence universelle qui permet à tout Etat de poursuivre les auteurs des crimes les plus graves quels que soient leur nationalité et l’endroit où ils ont été commis. Ancien ambassadeur de l’administration Obama pour les crimes de guerre et ex-procureur en chef du Tribunal spécial pour la Sierra Leone, Stephen Rapp analyse la portée de ce procès.
LE TEMPS: Quelle importance accorder au procès de Coblence?
Stephen Rapp: Le régime de Bachar el-Assad a tué un demi-million de Syriens, en a torturé des dizaines de milliers à mort, a fait disparaître 128?000 autres. Même dans des négociations de paix, le président syrien n’est pas prêt à faire des concessions sur la révision de la Constitution. Avec cette toile de fond, le procès de Coblence donne un signal fort: la justice pour les victimes de crimes commis en Syrie n’est pas une chimère. C’est très important car la justice internationale est actuellement bloquée. La Russie a opposé son veto à toute résolution du Conseil de sécurité de l’ONU qui émettait la moindre critique de la Syrie. S’en est dégagée l’impression qu’il est possible de commettre de tels crimes et de rendre inefficaces les normes établies après les procès de Milosevic ou de Taylor et la création de la Cour pénale internationale si on a des amis bien placés ou si de grandes puissances vous soutiennent. Coblence prouve le contraire.
Ce premier procès a lieu en Allemagne. Une importance symbolique ?
L’Allemagne est un pays qui a un système juridique très solide et une loi de compétence universelle très large qui permet de juger de tels cas. L’Allemagne est encore en train de juger quelques anciens nazis qui sont âgés de plus de 90 ans. Le procès de Coblence montre que quiconque a soutenu Bachar el-Assad, notamment des hauts placés, sera toujours exposé au risque d’être traduit en justice, que l’impunité ne sera pas tolérée. L’approche de la justice allemande est intéressante. Elle a axé ses enquêtes sur plusieurs centres de détention et de torture du régime syrien et s’est aussi appuyée sur 17 victimes représentées par le Centre européen pour les droits constitutionnels et humains (ECCHR). Le procureur se focalise en premier lieu sur le centre de détention d’Al-Khatib et l’unité 251. Le procès permettra d’avoir une idée large de la machine à tuer mise en place en Syrie.
Le premier accusé, Anwar Raslan, 57 ans, était colonel de la sûreté d’Etat. Il est accusé d’être responsable de la mort de 58 personnes et d’en avoir torturé 4000 autres au centre d’Al-Khatib. Le second accusé, Eyad al-Gharib, 43 ans, est jugé pour complicité de crime contre l’humanité. Tous deux ont déserté. La complicité et la désertion sont-elles de nature, le cas échéant, à alléger leur peine?
Le chef d’accusation de complicité a été reconnu par la législation allemande dans le cadre de procès contre des nazis. Il n’est pas nécessaire de présenter un ordre spécifique ou de prouver que l’un des deux a spécifiquement tué une personne. Il faut démontrer qu’ils faisaient partie du système et qu’ils étaient complices. Lors de crimes de masse, les auteurs directs ne sont pas toujours les plus responsables. Anwar Raslan a été récompensé pour avoir déserté. Mais quel que soit son comportement aujourd’hui, vous ne pouvez pas passer sous silence ses crimes passés.
A Coblence, on juge des Syriens alors que la guerre en Syrie est loin d’être terminée…
Dans la plupart des procès internationaux d’importance, ceux-ci ont eu lieu une fois que le conflit en question était achevé. Ce fut le cas avec le procès de Nuremberg, peu après la Seconde Guerre mondiale, ce fut le cas au Rwanda et en ex-Yougoslavie avec les tribunaux pénaux internationaux. Actuellement, les Britanniques sont sur le point de juger pour génocide vingt-cinq ans après la tragédie cinq maires rwandais vivant au Royaume-Uni.
A Coblence, c’est une chose extraordinaire et historique. Le procès a lieu alors que des gens sont encore torturés dans l’unité 251 de la prison d’Al-Khatib et que le régime de Bachar el-Assad est toujours en place. Pour nous qui nous battons afin que la justice s’exprime à travers des pays tiers comme l’Allemagne pour pallier l’absence de la justice internationale et d’un processus de justice transitionnelle, c’est une chose qu’on n’aurait pas imaginée possible.
Le dossier pénal de la justice allemande est-il solide contre les deux tortionnaires ?
Oui, les preuves sont très solides. Il y a tout d’abord les 55?000 photos exfiltrées prises par César (photographe légiste ayant déserté) et des agents de la police militaire. Vingt-sept mille d’entre elles portent les numéros des victimes et proviennent de centres de détention comme l’unité 251 d’Al-Khatib. Une centaine de photos ont été prises de cette unité au moment où les deux accusés en assuraient le contrôle. Les photos ont été remises au FBI pour être examinées.
Le Ministère allemand de la justice a lui aussi financé des analyses qui ont été réalisées à Fribourg (en Brisgau) et à Coblence. Les Allemands disposent d’une page d’analyse pour chaque photo, un fait qui démonte ce que Bachar el-Assad pourrait considérer comme des fake news. Il n’y a aucun artifice, aucun travail avec Photoshop. Les gens sur les photos sont réels. Sept cents d’entre eux ont été identifiés par la justice et 800 autres par les familles des victimes.
En tant que président du Conseil de la Commission for International Justice and Accountability (CIJA), laquelle a constitué un dossier de 50 pages sur l’accusé Anwar Raslan, je peux le dire: nous avons commencé très tôt à travailler avec l’opposition syrienne sur le terrain pour exfiltrer des documents des centres de renseignements et de sécurité abandonnés après avoir été pris par l’opposition. Ces documents ont été analysés, indexés, authentifiés. Notre registre comprend 2 millions de noms de victimes, témoins, événements, etc. On y trouve des mandats d’arrêt rédigés par le régime syrien contre des gens photographiés par César.
Nous n’avons plus vu un dossier aussi solide depuis le procès de Nuremberg. Avec les photos de César, le dossier est même meilleur. A Nuremberg, il n’y avait pas de photos d’individus identifiables prises par le régime lui-même et dotées d’un numéro.
Le procès en Allemagne a-t-il un impact sur d’autres juridictions nationales en Europe pour juger des auteurs présumés de crimes en Syrie ?
Certainement, plusieurs pays européens vont de l’avant. L’Autriche poursuit un ex-brigadier général syrien. En Suède, des enquêtes en cours pourraient déboucher sur des accusations. En Espagne, une plainte avait été déposée, mais le cas va être renvoyé à la Cour internationale de justice pour voir si la sœur d’une victime, qui habite en Espagne, peut être une plaignante. En France enfin, la justice enquête sur des cas de torture sur la base des photos de César. Mais elle ne peut inculper personne pour l’heure, car il n’y a pas d’auteur présumé de crime en France, ni une victime française d’un tel crime.
L’Allemagne recourt à la compétence universelle pour le procès de Coblence. Où en est ce principe ?
Les Allemands, les Norvégiens et maintenant les Suédois peuvent désormais recourir à la compétence universelle la plus pure. Ils peuvent juger des crimes même si leurs auteurs ne sont pas dans le pays ou si un citoyen de ces trois pays n’en est pas la victime. En Allemagne, le procureur général doit toutefois certifier que le procès est dans l’intérêt du pays. En l’occurrence, il est évident. L’Allemagne abrite plus de 700?000 réfugiés syriens. De plus, on sait qu’un nombre de responsables de crimes commis en Syrie ont rejoint le flux de réfugiés vers l’Europe. Certains essaient de contacter des victimes, de les intimider et de les menacer pour qu’elles ne parlent pas.
Cette compétence universelle reste un principe controversé appliqué par le passé par les Belges et les Espagnols. A Coblence, on assiste cependant à une sorte de résurrection du principe qui avait connu un franc succès avec Pinochet en 1998-99, mais qui fut malmené par la suite notamment par la Chine (Tibet) et par les Etats-Unis (Irak) qui avaient peur de voir leurs leaders faire l’objet de mandats d’arrêt.
Après l’euphorie des années 1990, où en est la justice pénale internationale?
Il y a eu Nuremberg, puis un grand vide pendant la guerre froide. Puis les tribunaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda, la Sierra Leone et le Cambodge, et enfin la création de la Cour pénale internationale. Aujourd’hui, on assiste à une troisième vague avec des juridictions nationales qui prennent les devants, documents et preuves solides à l’appui. On voit qu’on peut aller de l’avant même sans le Conseil de sécurité. L’enjeu à terme sera de passer d’une justice menée dans des Etats tiers à une justice dans les pays directement concernés.